30/10/2016 Bernard Ginsty : Sermon

Actualité de la Réforme 

Sermon de Bernard Ginisty au Culte  de l’Eglise Réformée Unie de Carcassonne du 30 octobre 2016

 

         Dans le chapitre 3 de l’épître aux Romains dont nous avons entendu quelques versets, on peut lire ceci : « Nous estimons en effet que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la loi. Ou alors, Dieu serait-il seulement le Dieu des Juifs ? N’est-il pas aussi le Dieu des païens ? Si ! Il est aussi le Dieu des païens, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu qui va justifier les circoncis par la foi et les incirconcis par la foi » (1).

         En ce jour où nous commémorons la Réformation, ce texte nous en indique le ressort de plus profond. Dans une société juive qui divisait le monde en circoncis et incirconcis, l’apôtre Paul pose comme fondement du salut la foi car Dieu est au-delà des institutions humaines telles que la circoncision. Toute démarche de foi qui ne veut pas rester lettre morte doit s’incarner dans des groupes humains qui instituent des règles de fonctionnement et des rituels. Le danger mortel pour la foi est que ces institutions, qui tiennent aux caractéristiques du temps et de l’espace où elles ont été conçues, deviennent la finalité de la démarche spirituelle au lieu d’en être qu’un des moyens. C’est le danger du cléricalisme à propos duquel Pierre Pierrard, professeur d’histoire à l’Institut catholique de Paris, écrivait ceci : « Actuellement, beaucoup de chrétiens souscriraient à la réflexion de Tommy Fallot, fondateur du Christianisme Social : Dieu seul est laïque ; hélas, l’homme souffre de maladies religieuses, cléricalement transmissibles » (2).

         En affirmant que la foi en Dieu peut justifier aussi bien les circoncis que les incirconcis, Paul relativise toutes les institutions ecclésiastiques car il place au cœur du christianisme la démarche du croyant avant les appartenances institutionnelles. En langage chrétien,  nul ne peut faire partie du Royaume s’il ne renaît de l’Esprit. L’Évangile refuse de faire de la géographie ou de la généalogie d’un être humain un destin. S’y enfermer conduit non seulement aux aberrations personnelles mais au meurtre. A ceux pour qui la filiation abrahamique constituait en soi une justification, le Christ ne cesse de rappeler que le donné de l'histoire ou de la géographie ne saurait constituer quelque privilège que ce soit. « Ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : « nous avons pour père Abraham ». Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (3). Revendiquer sa généalogie comme porteuse, par elle-même, de justification a autant de « sens » que la pierre que les hasards et la pesanteur ont fixé à tel ou tel endroit.

         C’est finalement le péché d’idolâtrie contre lequel n’ont cessé de lutter les prophètes de l'Ancien Testament. Et le travail de Réforme est une veille nécessaire auprès de toutes les institutions pour qu’elles gardent la distance avec les buts qu’elles prétendent servir au lieu de s’égaler à ces buts et de les coloniser. C’est une interrogation permanente sur l’adéquation entre l’outil institutionnel et ses finalités.

Au niveau spirituel, Abraham reste la figure majeure. Il quitte son pays, sa famille et ses dieux pour aller vers l'inconnu. L'injonction « Quitte ton pays » s'accompagne d'une autre, « Va vers toi ». L'aventure de la dépossession constitue le chemin vers l'autre et vers soi. Jean de la Croix, à travers sa poésie mystique, dira avec bonheur cet itinéraire qui réclame la légèreté du pérégrinant :

« Il désire un je ne sais quoi

  Qui se trouve d'aventure » (4)

         Dans la tradition judéo-chrétienne, le rapport à Dieu se vit non dans la possession de celui dont le nom est imprononçable mais dans la relation à autrui qui suppose la critique concrète des idoles. La Bible les présente comme des constructions faites de main d'homme qui reviennent en boomerang vers lui comme un destin. L'idole peut se définir comme « bête et méchante ». Bête par ce qu'elle ferme toute possibilité d'imaginer le monde hors de la pensée unique, dans ces « incontournables » chers aux technocrates. Méchante parce qu'elle tend à nous faire voir le malheur des autres comme un destin auquel on ne peut rien.

         La Réforme ne consiste pas à remplacer une institution à prétention absolutiste qui oublie les valeurs évangéliques par une nouvelle institution qui ne tarderait pas à sombrer dans les mêmes travers. L’intention  de Luther et des réformateurs n’était pas de substituer une Eglise à une autre, mais de ramener  le christianisme à sa pureté évangélique. Ce n’est que face à la fermeture et à la décadence des autorités catholiques de l’époque, qu’ils se sont résolus à créer de nouvelles Eglises. Rappelant que la fête de la Réformation commémore l’affichage  par Luther de ses 95 thèses  et non le jour où il brûla solennellement la bulle pontificale qui les condamnait, Laurent Gagnebin écrit : « Ce n’est pas, en effet, un acte destructeur qui est à l’origine du mouvement réformateur. Sa source profonde a été et demeure fortement positive. Elle n’est pas d’abord rupture avec l’Église de Rome, mais bien, en profondeur, fidélité première à l’Évangile. Si rupture il y a eu, elle ne vint pas des Réformateurs, mais de Rome qui, d’ailleurs, excommuniera Luther le 3 janvier 1521. L’affichage du 31 octobre 1520 se voulait, lui, constructif. Il proclamait dans toute sa force évangélique et sa radicalité libératrice le message central de la grâce, de l’amour premier et inconditionnel de Dieu » (5).

         Plusieurs auteurs protestants comme Marc Boegner ou Roger Mehl ont pensé que le protestantisme pourrait avoir une fonction de « parenthèse » ou « d’intérim » en attendant la Réforme de  l’Eglise universelle. Mais, comme le note avec justesse un grand théologien catholique du 20ème siècle,  Yves Congar, l’Eglise catholique  a toujours besoin de l’interpellation réformée : « Un grand nombre de textes officiels, de déclarations du pape et des évêques sont des exposés où la Parole de Dieu n’est pas interrogée et entendue d’abord comme la source et la norme, l’inspiration et la lumière de ce qui sera dit. On la cite plutôt en illustration. Nous avons encore besoin d’être interpellés par Luther (6).  
         Plus fondamentalement, le pluralisme des Eglises interdit à chacune d’entre elles de s’égaler à la totalité du Corps mystique du Christ. Si le désir d’unité des chrétiens, et plus généralement de l’humanité nous habite, il ne saurait conduire à l’enfermement dans une structure qui se définirait en quelque sorte comme la fin de l’histoire. C’est ce que Congar affirme : « Le caractère « d’intérim » ou de « parenthèse » que Hort, Boegner, Lindbsck attribuent aux Eglises de la Réforme en tant qu’elles sont « séparées » concerne aussi l’Eglise catholique. Disons même qu’il dépend d’elle au premier chef » (7) Toutes les Eglises sont provisoires et n’ont de sens que comme éducatrices de l’homme à l’accueil de l’Evangile, qui ne peut être que libre et entièrement personnel.

         L’universalité de la grâce invite chacun à recevoir et assumer ce qu’il a d’unique et non à rêver de conquêtes institutionnelles. Nous sommes tous fondamentalement minoritaires. L’humanité se construira par des relations entre des hommes s’assumant uniques et différents, en cela “ fils d’un même Père ” et non par la construction d’une Tour de Babel religieuse, politique ou économique. A l’occasion de la fusion historique des Eglises réformées et luthériennes en 2013, pour constituer l’Eglise protestante unie de France, Laurent Schlumberger élu premier président de la nouvelle Eglise déclarait ceci : « Les affiliations sont désormais individuelles et fluctuantes. Plus personne ne veut d’institution qui dicte ou délimite. Il y a donc une pluralité spirituelle que nous ne connaissions pas il y a encore une génération et demie. Nos contemporains sont à la recherche de témoins et non d’institutions qui encadrent. Notre union est le fruit de cette évolution. Mais, notre réponse n’est pas identitaire. Souvent, mais pas toujours, la poussée évangélique ou ce qui touche à la nouvelle évangélisation catholique est identitaire. Nous affirmons l’hospitalité en faisant vivre, au sein d’une même Eglise, deux traditions de style différents » (8). Ces propos devraient être entendus au sein de toutes les Eglises. Dans l’Evangile, la conversion n’évoque pas d’abord l’adhésion à une institution,  mais ce que le Christ appelle la seconde naissance, c’est à dire une expérience très personnelle de la grâce. Dans le dernier entretien qu’il a donné quelques semaines  par avant sa mort,  le Cardinal Carlo Maria Martini s’exprimait ainsi : « Ni le clergé, ni le Droit canonique ne peuvent remplacer l’intériorité de l’homme. Toutes les règles extérieures, les lois, les dogmes ne nous sont donnés que pour clarifier la voix intérieure et pour aider au discernement des esprits » (9).

         La Réforme se saurait se réduire à un chapitre de l’histoire du christianisme. Elle est une exigence permanente. Elle est la réponse à la crise plus radicale que les fantasmes totalitaires qui voudraient enclore le royaume de Dieu dans une institution terrestre.  C’est à partir de la crise vécue par le Christ par rapport à sa propre tradition religieuse que le Christianisme est né. Jacques Ellul un des grands penseurs protestant du 20e siècle écrivait ceci : « Que fait Dieu lorsque, en tant que facteur critique dans l’histoire humaine, il déclenche la crise ? Il brise une fatalité pour rétablir une situation mouvante où l’homme trouvera une possibilité de liberté  » (10). La crise, depuis des lustres, est à la Une des media, comme d’ailleurs, bien souvent, elle traverse nos vies personnelles. Le mot grec crisis signifie le moment de la hiérarchie des critères et des choix. La crise  nous engage donc à sortir d’un certain flou confortable qui nous éviterait ces choix, parfois difficiles. En ce sens, la vie chrétienne est une continuelle « re-formation », une authentique formation permanente à l’écoute de la Parole de Dieu qui, nous dit l’épître aux Hébreux « est vivante, énergique et plus tranchante qu’aucun glaive à double tranchant. Elle pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et moelles » (11) etne cesse de renouveler la face de la terre.

 

(1)   Epître aux Romains, 3, 28-29

(2)   Pierre PIERRARD (1920-2005) : Anthologie de l’humanisme laïque de Jules Michelet à Léon Blum, éditions Albin Michel, 2000, page 12

(3)   Evangile de Matthieu : 3, 9-10

(4)   Jean de la Croix (1542-1591) : Poésies complètes, éditions Obsidiane, 1983, page 94.

(5)   Laurent GAGNEBIN : La fête de la Réformation in Revue Evangile & Liberté, n°192,octobre 2005.

(6)   Yves CONGAR (1904-1995): Martin Luther, sa foi, sa réforme. Etudes de théologie historique, éditions du Cerf, 1983, page 80. Yves Congar, religieux dominicain, fut un des théologiens catholiques les plus influents du 20e siècle. Il est connu pour ses travaux en ecclésiologie et œcuménisme. Sanctionné par la Curie romaine, il fut réhabilité et nommé expert au concile Vatican II et élevé au cardinalat par le pape Jean-Paul II.

(7)    Id.

(8)    Laurent SCHLUMBERGER : interview  par Jean-Marie Guénois pour Le figaro.fr le 11 mai 2013

(9)   Carlo Maria MARTINI (1927-2012) : interviewpar Georg Sporschill s.j. réalisé le 8 août 2012 et publié le 1er septembre dans le quotidien italien Corriere della Serra.

(10)                       Jacques ELLUL (1912-1994): À temps et à contretemps, éditions du Centurion, Paris 1981, p.185.

(11)                      Epître aux Hébreux, 4, 12