Épiphanie (03/01/2021)

Une représentation théologique de l’Épiphanie.

 

Cette représentation  de la visite des mages se trouve sur  une mosaïque, à gauche de l’arc triomphal de la basilique romaine Sainte-Marie-Majeure. On la date des environs de 430.

Avec cette iconographie on est assez loin des figurations conventionnelles de l’épisode des mages venus d’Orient pour apporter leurs présents à l’enfant Jésus, à Bethléem (Mt 2, 1-12). Il s’agit même d’une représentation exceptionnelle de cet événement, par sa portée théologique.

 

I - Que voit-on ?

1 -Un tout jeune enfant en majesté.

Un enfant qui n’a rien d’un nouveau-né, siège sur un trône. Enfant  par la taille, il a les vêtements et l’attitude d’un adulte au comportement de souverain. Il est revêtu d’une tunique et d’une toge blanche, les vêtements traditionnels des personnages de haut rang dans la Rome antique. Sa tête est couronnée par une auréole dorée timbrée d’une croix. Il esquisse de la main droite le geste de la prise de parole. Assis avec dignité sur un épais coussin, droit mais sans raideur, il semble perdu sur un trône beaucoup trop grand pour lui, dont les montants sont décorés de gemmes. Ses pieds pendent devant le coussin, bien loin de pouvoir atteindre le marchepied couvert d’un placage doré, décoré lui aussi de gemmes et orné de placages de pierres précieuses. Ce siège somptueux est réservé aux empereurs. On retrouve fréquemment dans les décors byzantins, par exemple sur la coupole du baptistère des orthodoxes (Ve s.) et celle du baptistère des ariens (VIe s.) à Ravenne, ce trône impérial vide, que l’on nomme l’hétimasie, pour symboliser la présence invisible du Christ jusqu’à son retour à la fin des temps.  Il figure, également au sommet de l’arc triomphal de Sainte-Marie-Majeure, entouré par les apôtres Pierre et Paul. Derrière le trône de Jésus enfant, se tiennent quatre anges debout, mais ils n’ont rien à voir avec l’ange  qui a annoncé la naissance aux bergers et le chœur de ceux qui chantaient « Gloire à Dieu au plus haut des cieux» (Luc 2, 9-14). Ici, ils évoquent la garde qui entoure l’empereur lors de ses apparitions officielles. Au centre de la garde angélique, au dessus de l’enfant, on aperçoit l’étoile  qui a conduit les mages jusqu’à Bethléem. La ville de la nativité, lieu d’origine du roi David, est symbolisée par la cité entourée de remparts, à droite de la scène. Cette représentation conventionnelle se retrouve encore  dans le décor de Sainte-Marie-Majeure pour figurer, sur le bas de l’arc triomphal, Jérusalem à gauche et Bethléem à droite, cette fois bien identifiées par une inscription.

2 - Marie, mère de Jésus

A droite du trône, Marie est représentée, assise sur un siège sans dossier posé sur une estrade peu élevée. Elle adopte une gracieuse position en chiasme, les pieds tournés vers la gauche, buste en torsion de face, la tête ornée d’un diadème, légèrement tournée vers la droite. Elle appuie la main gauche sur le coussin ; de la droite elle touche son collier. Marie porte un riche habit qui est celui des clarissimae feminae, les femmes de la noblesse romaine.

3 - Une allégorie de l’Eglise.

A la gauche de l’enfant, faisant pendant à Marie, on voit une femme d’âge mûr, assise, la tête recouverte par un grand voile qui enveloppe son corps au-dessus de la tunique. C’est un vêtement typique des matrones romaines. La main gauche en appui sur l’accoudoir de son siège, de la droite elle effleure son visage dont l’expression est grave. Qui est ce personnage ? Par voie de comparaison avec d’autres représentations, à Rome même, nous pensons qu’il s’agit d’une allégorie de l’Église. A Sainte-Pudentienne, voisine de Sainte-Marie Majeure, sur la plus ancienne mosaïque paléochrétienne de la ville, datée du IVe siècle, on peut voir, dans l’abside, le Christ trônant entouré de ses apôtres. Deux femmes dont le vêtement est analogue à celui de la figure de SMM, couronnent respectivement Pierre et Paul. L’une est reconnue comme étant la figure de l’Église de la circoncision, l’autre, celle des nations. En effet, l’Église de Rome, évangélisée par les deux apôtres était composée de Juifs et de païens [« l’évangélisation des incirconcis m’avait été confiée, comme à Pierre celle des circoncis » (Gal. 2, 7)]. A Sainte-Sabine, sur l’Aventin (construite entre 422-432), sur une mosaïque de la façade intérieure, figurent en pied deux femmes, expressément désignées par une inscription comme l’Église des nations (ecclesia ex gentibus) et celle de la circoncision (ecclesia ex circumcisione). L’artiste  de la mosaïque de SMM a pu s’inspirer de ces exemples pour figurer l’Église mais, cette fois, par une seule femme. Si l’on peut s’expliquer l’origine de l’allégorie, il reste à comprendre pourquoi on la trouve  ici, dans la scène de l’hommage des mages ?

 On pourrait trouver une réponse dans l’Épitre aux Éphésiens où l’auteur opère une mutation dans le sens du mot Église. Dans les autres Epîtres, il est question d’Églises particulières comme celles de Corinthe ou de Rome, ou celle des Circoncis et celle des Nations ; dans Ephésiens, le mot Église prend un sens universaliste, comme si les promesses de Romains 10, 9-13 s’étaient  réalisées et que l’opposition entre les chrétiens d’origine païenne et juive  avait  disparu. En tous cas, il en était bien ainsi dans la communauté romaine de l’an 400.

4 - Joseph en silentiaire

A l’extrémité gauche, un homme debout, portant une barbe noire fournie, est revêtu d’une tunique blanche jusqu’aux genoux, vêtement usuel chez les anciens Romains. Aux pieds il a des chaussures montantes qui se singularisent par une sorte de revers fronçé, à mi-mollets. On n’hésitera pas à le désigner comme Joseph, l’époux de Marie près de laquelle il est situé.  On le retrouve en effet avec le même visage et la même tenue vestimentaire, en couple avec Marie, dans une autre scène, au même niveau, à droite de l’arc triomphal. Cette image illustre un épisode de l’enfance de Jésus selon l’Evangile apocryphe du Pseudo-Matthieu : la visite d’un certain Aphrodise à Jésus. On notera que sur ces deux images, Joseph, loin d’être un vieillard (cette assertion vient du Protévangile de Jacques), semble avoir un âge en rapport avec Marie sa jeune épouse. Il est représenté dans une position bien particulière : il fait face au spectateur qu’il regarde, la main droite levée, paume en avant pour réclamer le silence. C’est le geste spécifique des silentiarii, ces fonctionnaires de la cour qui ordonnaient le silence en présence de l’empereur. Le geste répond à celui de Jésus s’apprêtant à prendre la parole en élevant sa main droite. Ce détail souligne encore, s’il le fallait, la comparaison entre le décorum de la majesté impériale et celle dont Jésus enfant est entouré dans cette épiphanie.

5 - Les mages

Ils sont trois, selon les traditions apocryphes, mais sans la couronne attribut de la royauté dont on les a affublés plus tard. Sur la tête ils portent un bonnet phrygien et sont habillées à la mode perse, avec des vêtements taillés dans des étoffes précieuses évoquant un luxe oriental fantasmé. On voit les mêmes personnages dans des costumes identiques sur les parois de la basilique Saint-Apollinaire le Neuf  à Ravenne, un siècle plus tard. Le bonnet phrygien est également posé sur la tête des mages d’un sarcophage de Ravenne du Ve siècle. Il s’agit donc de prototypes iconographiques issus du monde byzantin. Les mages apportent un cadeau sur un plateau couvert par une étoffe, ce qui les cache à la vue : c’est ainsi que l’on présentait les offrandes à l’empereur.

On notera que la position des mages n’est pas conventionnelle : deux se trouvent devant la ville de Bethléem et se dirigent vers l’enfant, tandis que le troisième est à gauche, entre Marie et Joseph, mais en avant du couple. En le positionnant ainsi, l’artiste a  créé une symétrie autour de l’enfant. De la main droite le mage désigne l’étoile, en écho à la déclaration faite au roi Hérode : « Nous avons vu son astre à l’Orient et nous sommes venus lui rendre hommage » (Mt 2, 2).

 

 II - Interprétation de la scène.

Autant le récit de Matthieu se présente comme « historique », sans rien qui donne à entendre explicitement que l’on se situe dans une narration de type symbolique, autant la figuration de la mosaïque de SMM joue ouvertement avec les symboles : elle poursuit, sans ambigüité, un but théologique. Il s’agit de montrer clairement que l’enfant de Bethléem est le Fils de Dieu se manifestant au monde avec l’arrivée des mages, symboles des nations lointaines. Il est revêtu de tous les insignes et des atours de la majesté impériale. Cependant, la croix sur le nimbe est le discret rappel, tout à la fois du drame de la passion à venir et de la résurrection qui consacrera définitivement, à la droite du Père, sa Seigneurie universelle.

 On rappelle aussi que Jésus est, selon l’humanité, fils de Marie.  En la distinguant comme une clarissima par son habit et en la plaçant à la droite de son fils, alors que Joseph apparait comme un fonctionnaire de second ordre, on induit de cette manière qu’elle est supérieure à son époux  par la dignité que lui confère sa maternité. Celle-ci est d’ailleurs explicitement déclarée comme virginale sur une inscription au revers de la façade de SMM. Cependant, si dans l’iconographie du panneau que nous examinons, Marie est présentée clairement comme mère de Jésus, rien ne laisse entendre qu’on la  considère aussi comme mère de Dieu. Lorsque, quelques années avant la confection de la mosaïque, l’Église de Rome eut à se prononcer sur la question qui opposait Nestorius à Cyrille d’Alexandrie, en ce qui concerne la légitimité du terme Theotokos (Mère de Dieu), elle ne fut pas en mesure de donner une réponse appropriée, ni même de comprendre exactement l’objet du litige. C’est pourquoi le pape Célestin répondit à plusieurs reprises, tout à fait hors de propos, que la doctrine nestorienne mettait en cause l’enfantement virginal de Marie. Cette accusation était, en réalité, bien éloignée du nestorianisme proprement dit. Nestorius n’admettait pas, en étayant sa conviction avec des arguments scripturaires pertinents, que l’on use de l’expression Theotokos,  parce que, à juste titre, Marie n’est pas mère de la divinité de Jésus et il proposait qu’on lui donnât plutôt le titre de Christotokos (Mère du Christ). Il faudra encore vingt ans à Rome (en 451, dans le Tome à Flavien), pour que Léon-le-Grand  légitime la formule refusée par Nestorius et approuvée par le concile d’Ephèse (431) auquel l’évêque de Rome n’assistait pas. Lorsqu’on décorait SMM, on n’avait pas encore intégré l’idée que Marie pouvait être Mère de Dieu. Loin de glorifier la Theotokos, l’iconographie de l’arc triomphal montre une nette différence entre la majesté impériale du fils et la présence de sa mère, assise sur un siège, à un degré inférieur, sans aucun des attributs d’une basileia (épouse ou mère de l’empereur).

 Une étape fut franchie lorsque, entre 1288 et 1292, on refit la grande mosaïque de l’abside. L’artiste installa  alors la Theotokos, à la droite de son fils, assise comme lui sur le même trône impérial et couronnée par lui.  A ce moment on n’en était plus à une bataille de titres, Theotokos ou Christotokos, mais depuis longtemps déjà, la piété populaire romaine avait des accents de mariolâtrie.  Il est notable que les Romains du Ve siècle n’avaient pas encore versé dans ces excès. Du reste, le sublime décor de mosaïques de SMM n’était pas centré sur Marie, comme on l’a laissé trop souvent entendre, mais sur le Christ.

Sur la mosaïque de SMM on a bien affaire à une représentation allégorique de l’Église, sans doute dans le sens de la déclaration d’Ephésiens 1, 3-4 « [Dieu] nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ. Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde. » Si l’on entend ce « nous » collectif comme le corps du Christ ou son Église, selon le texte surprenant de cette hymne, l’Église préexisterait donc à la Création, comme le Christ. Elle ferait partie du plan divin, de toute éternité, même si, toujours selon Ephésiens, elle a pris vraiment naissance dans la mort et la résurrection du Christ (Ep  1,7 ; 2,13 ; 5,2 ; 5, 25). Voilà pourquoi on peut s’expliquer qu’elle figure allégoriquement aux côtés de Jésus enfant, sur la mosaïque de l’arc triomphal.

Certains pourront s’étonner, peut-être, que l’on utilise l’allégorie des ors et des fastes de la cour impériale pour signifier la filiation divine. C’est oublier que la terminologie de « Seigneur » que nous appliquons au Christ, et que la doxologie à laquelle notre Église protestante est très attachée : « à toi l’honneur la puissance et la gloire », sont en résonnance directe avec le vocabulaire aulique en usage jadis à Rome.

Indépendamment de ses qualités esthétiques, la mosaïque de l’offrande des mages de Sainte-Marie-Majeure possède une portée théologique évidente dans la mesure où elle ambitionne de souligner, par des symboles très explicites, la Seigneurie

 

André BONNERY