20/12/2015 prédication Sylvie Queval

 


Luc 1, 39-45

 

Le quatrième dimanche de l’avent est traditionnellement centré sur la personne de Marie. C’est normal, à l’approche de Noël, de mettre l’éclairage sur la mère de ce Jésus dont nous célébrons la venue. Cette année, ce n’est pas l’annonciation qu’il nous est proposé de méditer mais la visitation.

 

Annonciation et visitation sont deux récits de rencontres, la première rencontre met Marie en relation avec un messager divin ; la seconde la met en relation avec autre femme, une parente, Elisabeth. Les deux scènes ont nourri l’inspiration des peintres et nos musées sont pleins des représentations de ces épisodes de l’histoire sainte.

 

C’est bien d’histoire sainte qu’il s’agit et pas d’histoire au sens historique du terme. Cette visite de Marie enceinte à sa parente Elisabeth enceinte est, de l’avis de tous les théologiens contemporains, une invention théologique dont rien n’atteste l’historicité. Mais qu’importe !

 

Dire la vérité historique n’était assurément pas le projet de l’auteur du troisième évangile ; il ne se voulait pas le greffier des événements. Ce qui importait, c’était le sens, la portée symbolique de cette construction narrative : deux femmes dont la grossesse était improbable, se rencontrent et quelque chose d’inouï se tisse entre ces femmes.

 

Je vous propose d’entrer dans ce récit, non pas à la recherche de faits réels mais d’un sens qui nous parle encore à nous, dans notre monde moderne. Quelle est la nouvelle intemporelle que nous apporte cette visitation ? Que nous apprend aujourd’hui cette rencontre ?

 

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Pour nous aider à nous dégager de la tentation littéraliste, il n’est pas inutile de rappeler d’abord comment et pourquoi ce récit de la visitation s’est constitué.

 

La génération contemporaine de Jésus n’avait aucune idée d’une naissance miraculeuse. Les plus anciens textes, rédigés au plus proche de la crucifixion donc, parlent simplement d’un « homme né d’une femme » sans mention de la virginité de sa mère (épître aux Galates 4). La première génération de Chrétiens est sous le choc du scandale de la croix et elle évoque une exaltation au ciel pour exprimer le caractère hors du commun de l’homme qui vient de lui être ôté.

 

C’est la deuxième génération qui fait remonter à avant sa mort, la filiation divine de Jésus.  Marc, dans les années 65-70, décrit l’esprit de Dieu descendant sur Jésus au moment de son baptême par Jean. Il faut attendre les années 80 à 90 et les évangiles de Matthieu et Luc pour que ce soit plus tôt encore, dès la conception et la naissance, que soit affirmé le caractère divin de ce Jésus dont la vie fut si exceptionnelle. Les récits merveilleux de Matthieu et de Luc sont incompatibles entre eux parce qu’ils sont  deux façons imagées de dire à des auditeurs de cultures différentes, la même chose : ce Jésus était bien un christ, un homme de Dieu, le premier né d’un monde nouveau.

 

Chez Marc, une colombe descend sur Jésus alors qu’une voix proclame « tu es mon fils bien aimé, je mets en toi toute ma joie »  (Mc 1, 11) et Luc reprend mot à mot l’épisode (Lc 3, 22). Et en amont de cette scène, il en rédige une préfiguration, bien avant qu’un Jean adulte baptise un Jésus adulte, un Jean, fœtus de six mois, salue un Jésus embryonnaire. On ne peut guère faire remonter plus loin dans le temps les paroles de bénédiction, ce n’est plus au ciel après sa mort que Dieu reçoit Jésus comme fils, ce n’est plus au moment du baptême, c’est en tout début de gestation !

 

L’étape suivante sera accomplie par l’évangile de Jean, au début du deuxième siècle ; dans son prologue, on sort des limites temporelles, c’est avant la création du monde que le logos est près de Dieu. Jésus est alors proclamé divin de toute éternité.

 

La visite de Marie a Elisabeth a donc clairement pour fonction théologique d’étayer l’identité divine de Jésus, de faire de lui, un être exceptionnel dès avant sa naissance.

 

Nous ne sommes plus aussi sensibles aux discours imagés, nous reconnaissons en Jésus un être d’exception, un homme divin mais nous avons besoin de le redire dans nos mots actuels. Les données sur la rédaction du texte nous livrent ce que les Anciens en attendaient, il nous reste à retrouver le message de ce récit dans les mots d’aujourd’hui.

 

 *

 

Une très jeune femme, Marie, vient d’apprendre une nouvelle incroyable ; une de ses parentes âgée, Elisabeth,  a appris il y a six mois une nouvelle incroyable, contre toute attente, elles sont toutes les deux enceintes. C’est dès le départ du messager que Marie « se met en route en hâte ». Elle ne perd pas un instant, pressée de partager ce qu’elle vient de vivre avec sa veille parente.  Elisabeth est sans doute la mieux placée pour comprendre Marie et son émotion : elle est de sa famille, elle est une femme, elle est enceinte. La femme âgée accueille avec joie sa jeune parente, avec  joie et même plus …

 

Il s’agit donc de deux femmes, deux femmes porteuses de vie. L’homme de la maison, Zacharie, est singulièrement absent. On le sait réduit au mutisme depuis le chapitre précédent, il est ici franchement exclu. Marie salue Elisabeth mais pas le maître de maison ! Cela crée un climat de huis clos très feutré. La précision selon laquelle la maison de Zacharie et Elisabeth se trouve dans une région « montagneuse » de Judée contribue aussi à cette impression d’isolement, d’intimité secrète.

 

Je vous propose de comprendre cette situation comme une parabole, je l’appellerais la parabole de la visite ou de la rencontre. Je crois en effet que ce récit nous offre le prototype de toute visite ou plus exactement le prototype de ce que devrait être une visite ; Il y a des visites de politesse, des visites sociales. Cette visite-là n’est pas de ce type, c’est une véritable rencontre qui concerne les femmes dans leur intimité, leur intériorité. Ces femmes sont le prototype de la visiteuse et de la visitée. Tout dans leur comportement explique la réussite de cette visite-rencontre.

 

Le récit met en scène au moins trois ingrédients qui permettent, je crois, qu’une visite soit une véritable rencontre. Examinons les un à un.

 

 

Premier élément, une vraie visite est toujours précédée d’une autre  visite

 

Ce qui met Marie en mouvement pour visiter sa parente, c’est qu’elle a reçu elle-même une visite, celle d’un ange a-t-on l’habitude de dire. Il serait plus exact de dire « un messager ». Quelqu’un est venu à elle et maintenant elle va vers une autre. On ne peut pas se faire visiteur si l’on n’a pas d’abord eu la chance d’être visité. Aller vers les autres n’est pas un mouvement naturel, cela s’apprend ; pas à l’école bien sûr mais dans la vie, par l’expérience. Les visités d’hier sont les visiteurs d’aujourd’hui. On dit d’ailleurs qu’on « rend » visite à quelqu’un, comme si quelque chose nous avait été donné qui doit être restitué.

 

Cela pose évidemment un problème du type de celui de la poule et de l’œuf : si toute visite doit être précédée d’une visite, comment un premier visiteur s’est-il mis en route ? Ce que dit notre parabole, c’est que l’esprit de visite vient de Dieu. C’est un messager divin qui est à l’origine de la visite de Marie à Elisabeth et ce messager s’appelle Gabriel ce qui signifie « la force de Dieu ». Savoir visiter est une activité divine, une activité inspirée de Dieu qui suppose d’avoir reçu une force de Dieu.

 

 

Deuxième élément, une vraie visite s’ouvre par une salutation vibrante

 

Ce n’est pas un bonjour quelconque, un bonjour dit à la va vite que lance Marie en arrivant chez Elisabeth. D’ailleurs le mot employé dans le texte (aspasmos)  n’est pas « bonjour » ni même « salutation », il veut dire « embrassement ». Marie et Elisabeth se jettent dans les bras l’une de l’autre. Et Elisabeth est remuée, secouée.

 

Ce qui bouge en Elisabeth, c’est le fœtus qu’elle porte en elle, c’est la vie. < Verset 41>.  Et ce mouvement de la vie en elle s’accompagne d’une grande bourrasque, « elle fut emplie d’esprit » du souffle de Dieu. 

 

Quelle merveille ce serait si nous étions ainsi revigorés par nos visiteurs ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Elisabeth est âgée, enceinte de six mois, je l’imagine aisément un peu fatiguée mais plus trace de fatigue quand elle accueille l’embrassement de Marie, elle revit très exactement, la vie bouge en elle.

 

 

Troisième élément, une vraie visite se poursuit par des mots de reconnaissance de la personne qui reçoit la visite

 

Elisabeth est remuée mais elle se dit aussi honorée. Alors qu’aucun mot n’a été encore prononcé, Elisabeth reconnaît en sa visiteuse, « la mère du seigneur ». Elisabeth voit au-delà des apparences, elle voit à l’intérieur de sa visiteuse et cela l’emplit de joie.

 

Certaines icones de la visitation montrent les deux femmes face à face et dessinent  leurs futurs bébés dans leurs ventres, entourés d’une forme ovale en amande. L’image picturale colle alors à l’image littéraire : les deux femmes sont transparentes l’une à l’autre.

 

C’est à la lettre, pour le coup, qu’Elisabeth voit Jésus dans Marie, on a là comme une anticipation des paroles de Jésus « tout ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mat. 25, 40). Elisabeth reçoit Marie mais la vraie rencontre est celle qu’elle fait avec Jésus.

 

Elisabeth nous donne l’exemple ; à nous de savoir à notre tour reconnaître en tout visiteur, un messie. Regardons-nous les uns les autres par transparence sans nous arrêter aux apparences.

 

 *

 

Il y a quelques jours, nous lisions au cercle E&L, un texte d’André Gounelle qui était un plaidoyer pour l’histoire sainte. Ce récit de la visite extraordinaire de Marie à Elisabeth illustre parfaitement ce que peut révéler l’histoire sainte.

 

Ce récit  racontait, pour ses auteurs et premiers auditeurs, combien ce Jésus qui était mort sur une croix, avait été un homme qui nous révélait Dieu ou en qui Dieu se révélait. 

 

Si nous voulons bien entrer dans cette manière symbolique de s’exprimer, ce récit nous parle encore vingt siècles plus tard. Il met en images au moins trois idées fortes :

 

  • L’initiative de toute véritable rencontre appartient à Dieu
  • Toute rencontre véritable nous remue au plus profond de nous-mêmes
  • Toute rencontre véritable nous rend transparents les uns aux autres et ce que nous voyons dans cette transparence, c’est le divin en chacun de nous.

 

Les mots que je viens d’employer sont infiniment moins poétiques que ceux de l’évangile de Luc, ils appartiennent à un monde qui doit sans cesse se garder du littéralisme, des lectures au premier degré qui dénaturent et appauvrissent la Bonne Nouvelle. Car c’est vraiment une grande et bonne nouvelle de se savoir appelés par la force de Dieu à aller les uns vers les autres, pour nous accueillir mutuellement comme enfants de Dieu.

 

Sylvie Queval