19/02/2023 prédication Joëlle Alméras

 CARCASSONNE 19 FEVRIER 2023

Matthieu 5, 1 – 12

 «  un tableau infuseur… »

(avec Lire et Dire)

Prédicatrice : Joëlle Alméras

 

En ce début d’année, nous avons souhaité, à tour de bras, je devrais dire, à « tour de langue » « tous nos vœux » aux personnes dont nous croisons le chemin : la santé, un travail, pas trop de pépins etc. Avec notre lecture de ce jour, les vœux pourraient prendre une autre tournure : « Tous mes vœux de malheur » ! de pauvreté, de pleurs, de faim et de soif, de persécutions… Pourquoi donc appelons nous ce texte « les béatitudes » ? C’est que, malgré les situations décrites, chaque phrase commence par le mot « heureux » dans la plupart de nos traductions. Alors ? Bonheur ou malheur ?

Nous parlerons donc d’abord du mot qui déclenche la polémique, le mot grec « makarios ». Puis nous pourrons entrer dans le texte, tableau parfait, complet de celui qui est notre Maitre et notre Sauveur. C’est vers lui que je voudrais, ce matin, faire converger toute notre attention. Nous aborderons ensuite brièvement la question : « c’est pour quand, ce bonheur ? ».

 

1 ) « makarios » : Commençons par un peu de vocabulaire avec le terme grec «  makarios », généralement traduit par « heureux ». Dans les Écritures, on appelle « macarisme » la déclaration de bonheur commençant par « makarios » : une première phrase désigne les bénéficiaires, et la seconde phrase les raisons de ce « makarios ». Matthieu en décrit 8.

Je ne suis en rien capable de traduire du grec ancien ou de l’hébreu qui, lui aussi, propose un terme pour cette situation, « asher » traduit en grec par makarios. Alors je vais simplement vous exposer quelques prises de position, éclairantes pour notre lecture.

La traduction la plus courante c’est « heureux » ou « bienheureux ». Ce mot là soulève une question basique à cause de la forme paradoxale qui présente comme un bonheur une situation qui en est le contraire : la pauvreté, l’affliction, la faim, la soif, n’ont rien d’heureux.

Chouraqui, lui, traduit : « en marche ». Un pasteur commente les arguments pour justifier son  choix[1], je cite : « « Ieshoua ne dit pas « makarios », il prononce le mot hébreu « ashréi », premier mot des psaumes 1 et 119. (…) « Ashréi » (au pluriel) a pour racine « ashar » qui n’évoque pas un vague bonheur d’essence hédoniste, mais implique une rectitude de l’homme en marche sur la route sans obstacle qui mène vers Adonaï, ici le royaume d’Adonaï. Tous les dictionnaires étymologiques de l’hébreu biblique attestent pour premier sens à la racine « ashar » celui de marcher. Être heureux étant un sens secondaire tardif ». (fin de citation).

Le pasteur Elian Cuvillier[2], lui, propose une autre traduction, je le cite : « Je propose de traduire makarios par le terme « vivant ». (…) « Vivant » signifie ouvert, au sens de disponible à la vie du désir en soi. Ainsi entendue, chaque béatitude, loin de proposer la résignation devant les difficultés de la vie en promettant un avenir radieux aux plus dociles d’entre nous, ouvrent à une autre dimension de l’existence, instituant une nouvelle manière d’être homme ici et maintenant[3]. » (fin de citation).

Heureux, en marche, vivant (et la liste n’est pas exhaustive), voilà ce à quoi nous sommes appelés dans notre chemin à la suite de celui qui est à la fois l’accomplissement et l’aboutissement des béatitudes.

 

3 ) 8 béatitudes :  « Heureux, en marche, vivant»… Certes les Béatitudes décrivent des situations vécues par les humains, situations de passivité puis d’agir, mais avant tout elles mettent le projecteur celui qui les énonce.

Le pasteur Louis Schweitzer écrit qu’elles sont « le plus beau portrait possible du Christ, l’icone biblique la plus précise sur Jésus[4].  Pour moi, une icône c’est une espèce de tableau infuseur : tu te plonges dedans et te voilà comme une éponge qui absorbe et intériorise tout ce que tu reçois. Cette lecture est donc plus qu’un parcours des yeux. Tu peux t’enrichir, t’élargir, et même vivre des transformations inédites en relation avec l’icone que tu lis. Mais sur le chemin à la suite du Christ, cela n’a rien d’étonnant. Entrons donc dans la lecture de cette icone :                                             

- Dans la première béatitude : des pauvres en esprit, attitude aux antipodes de l’autosuffisance, image de celui ou celle qui se sait en manque et qui, devant Dieu et devant autrui, se pose en demandeur plutôt qu’en être bouffi de certitudes. Jésus, «a lui-même renoncé à tout ce qu’il avait et a pris la condition de serviteur[5]. »

- Dans la deuxième béatitude : des doux, qui renoncent à faire violence à l’autre. Jean Climaque disait que « la douceur est un roc qui domine la mer de l’irascibilité et sur lequel se brisent toutes les vagues qui y déferlent sans jamais l’ébranler ». Jésus était « doux et humble de cœur[6] ».

- Dans la troisième béatitude : celles et ceux qui pleurent, ou si l’on suit le grec, qui portent le deuil. Dietrich Bonhoeffer y voyait celles et ceux qui, par excès de tristesse, aspirent au Royaume en portant le deuil du monde. Jésus a pleuré en voyant la douleur de ceux qu’il aime, comme au moment de la mort de Lazare[7], il a pleuré sur Jérusalem qui n’a pas reconnu le temps où Dieu est venu la secourir[8] et souvenons nous qu’il a aussi offert avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort[9].

- Dans la quatrième béatitude : des affamés et assoiffés, pas tant de nourriture ou de boisson que de justice. Avec eux, Matthieu fait un déplacement car ce ne sont plus des personnes qui subissent mais avec cette faim et soif de justice, voilà maintenant des personnes actives qui se dépensent sans compter pour réaliser la volonté de Dieu. Le besoin d’assistance devient le désir d’offrir une aide, d’agir pour le Royaume. Et le ministère tout entier de Jésus est œuvre de justice, pour la justice. En lui s’accomplit ce qu’avait dit le prophète Esaïe : «je place mon Esprit sur lui et il annoncera la justice aux nations [10]»

- Dans la cinquième béatitude : des cœurs purs, intègres. Nous savons que Jésus, dans un monde religieux où la pureté était d’une importance première, a complètement révolutionné l’approche de la notion juive d’impureté extérieure quand il déclare que c’est du cœur que viennent les choses impures. C’est pourquoi nous prions avec le psalmiste : « ô Dieu, donne moi un cœur pur[11] ».

- Dans la sixième béatitude : des miséricordieux, qui, eux aussi, œuvrent pour le bien être de leurs semblables. La miséricorde est une compassion qui donne, attentive à la souffrance de l’autre. Il arrivait que Jésus fut ému aux entrailles devant la détresse des foules dont il croisait le chemin[12], il était physiquement touché dans sa chair, pris de pitié, subjugué de compassion.

- Dans la septième béatitude : des artisans de paix, qui se mobilisent pour la faire. Daniel Bourguet précise, je cite : « cette béatitude utilise un mot composé qui décrit une activité, un travail, non pas une œuvre d’amateur mais de professionnel, ce à quoi un spécialiste consacre l’essentiel de son énergie. Il y a des artisans de paix comme il y a des artisans maçons ou des artisans boulangers[13] ».(fin de citation). Jésus nous a dit : « je vous laisse la paix, je vous donne ma paix »[14].

- La huitième béatitude est évidemment celle où le paradoxe est à son comble : les persécutés pour la justice sont, eux aussi, « heureux, en marche, vivants »… Jésus a vécu les affres de la torture et de la croix. Daniel Bourguet écrit qu’il « s’agit de faire en sorte que Jésus trahisse Dieu ou les hommes. Persécution extrême qui fait de lui un cas extrême. La croix est le lieu de vérification de la solidité du lien qui unit Jésus à Dieu, tout autant que du lien qui unit Jésus aux hommes »[15].

 

2 ) un bonheur paradoxal   : « heureux, en marche, vivant les pauvres en esprit, les affligés, les affamés et assoiffés de justice »… car… le royaume des cieux est à eux, il seront consolés, ils seront rassasiés , ils hériteront le Royaume, ils seront appelés enfants de Dieu »… « Quel étrange bonheur ! Les béatitudes sont une espèce de bouffée de joie paradoxale. (…) En principe, le bonheur est une promesse de lendemains qui chantent, il s’apparente le plus souvent à l’absence de difficultés, au confort, à la tranquillité d’esprit. Les béatitudes, elles, n’énumèrent pas les conditions minimales d’une vie paisible. (…) C’est pourtant là l’étrange voie de Dieu dans le monde (…) Une telle vision du bonheur ne confirme pas la sagesse populaire mais ressemble plutôt à une confession de foi qui se fonde sur une promesse de Dieu. Elles prennent en compte le réel de la vie avec sa dureté, ses limites, ses impossibilités, ses drames. Le décalage avec des béatitudes telles que nous les concevons est évident. Dans l’immédiat, ce qui est vécu, c’est un malheur probable. »

La revue Lire et dire écrit, je cite : « le bonheur des béatitudes est lié à une promesse qui prend en compte le temps de l'histoire, de la longue histoire. Cette mise en perspective détermine le présent de notre vie, faisant le procès des promesses de bonheur immédiat qui font les choux gras des marchands d’illusion. (…) la consolation des béatitudes admet une béance. Par cette mise en perspective, elles tiennent compte de la limite de ce monde pour permettre d’y vivre [16]».(fin de citation ).

 

Conclusion : Nous avons bien trop vite survolé un texte admirable que nos amis veilleurs et veilleuses connaissent bien pour le prier chaque jour. Un texte interpelant qui, dans le visage du Christ qui transparait en creux dans chaque mot, invalide les logiques humaines à courte vue. Il vise à l’après demain et non seulement à demain, tout en donnant à notre aujourd'hui sa marque d’espérance. Daniel Bourguet propose une version que les disciples auraient dire à Jésus quand ils l’ont retrouvé en Galilée. Je vous propose de la faire nôtre. Elle est appel à la conversion, à la mienne, à la tienne. Écoute :

Heureux es-tu, Toi le pauvre jusqu’à ton dernier souffle,

Le Royaume des cieux est à Toi.

Heureux es-tu, Toi le doux,

La terre t’a été donnée en héritage.

Heureux es-tu, toi qui a pleuré,

Te voilà consolé.

Heureux es-tu, Toi l’affamé et l’assoiffé de la justice,

Te voilà rassasié.

Heureux es-tu, Toi le cœur pur,

Tu vois Dieu.

Heureux es-tu, Toi le miséricordieux,

Il t’est fait miséricorde.

Heureux es-tu, Toi l’artisan de paix,

Tu es Fils de Dieu.

Heureux es-tu, Toi le crucifié pour la justice,

Le Royaume des cieux est à toi. [17]»

Amen.



[1] https://www.ethikos.ch/10154/matthieu-53-12-mt-53-12-marche-beatitudes#:~:text=Qu'en%20est%2Dil%20avec,la%20foi%2C%20en%20parfaite%20adh%C3%A9rence.

[2] https://www.youtube.com/watch?v=_Hy_wgJkf4g elian cuvillier bonheur et béatitudes

[3] file:///C:/Users/ALMERAS/mes%20documents%202022%2008%2007/Pr%C3%A9dications/pr%C3%A9dication%20jo%202014%2002/pr%C3%A9dication%20jo%202014%2002/2023%2001%2029%20ev/nt%2001%20matthieu%2005%2003%20%C3%A0%2012%20cuvillier.pdf

 

[4] Conférences du Carême protestant 2004

[5] Philippiens 2, 7

[6] Matthieu 11, 28

[7] Jean 11, 32-36

[8] Luc 19, 41-42

[9] Hébreux 5, 7

[10] Matthieu 12, 18

[11] Psaume 51, 12

[12] Matthieu  14, 14

[13] Daniel Bourguet : Les béatitudes p. 79

[14] Jean 14, 27

[15] Daniel Bourguet Les béatitudes p. 90-91

[16] Lire et dire p.23

[17] Daniel Bourguet Les béatitudes p. 93-94