23/04/2023 prédication André Bonnery

Prédication à Carcassonne par André Bonnery, le 23 avril 2023

Lectures : Luc 24, 13-35 ; Actes 2, 14-33

 

Un récit composé rigoureusement, en forme de catéchèse.

Durant les semaines après Pâques, les lectures de l’Evangile qui nous sont proposées le dimanche nous parlent des apparitions du Christ après  sa résurrection pour bien nous faire prendre conscience que  les disciples qui en sont les bénéficiaires parviennent peu à peu à la conviction que leur Maître lamentablement condamné à la crucifixion est bien vivant, et qu’il a triomphé de la mort.

Aujourd’hui, nous venons d’entendre le beau récit de la rencontre des disciples d’Emmaüs avec le Ressuscité. Il a été mis en forme par Luc, un demi-siècle après la mort de Jésus, par conséquent pour la troisième génération de ses disciples qui avaient besoin d’être instruits dans leur foi. La composition est assez remarquable et révèle une réelle maîtrise  de l’écriture et de la langue grecque. Luc est incontestablement un homme cultivé qui s’adresse à des gens cultivés.

Le récit commence par le voyage de deux hommes visiblement accablés allant de Jérusalem vers le village d’Emmaüs. Il se termine par leur retour précipité d’Emmaüs vers Jérusalem, sous le coup d’une vive émotion Entre les deux, se situe, à l’aller, la rencontre avec un inconnu, au retour la séparation, après la reconnaissance de l’identité de l’inconnu.

Au cœur du récit on trouve, d’abord un dialogue des deux hommes entre eux puis avec l’inconnu exprimant leur découragement à la suite de ce qu’ils ont vécu Suit l’explication argumentée de ces événements par l’inconnu.

Au cœur du cœur, entre les deux discours, se trouve la phrase clé qui explique le revirement de situation : « des femmes ont eu la vision d’anges qui le déclarent vivant.»

Cette composition rigoureuse a certainement été comprise par les premiers lecteurs, comme une catéchèse sur l’événement central de la foi chrétienne : la résurrection du Christ. La teneur de cette catéchèse est confirmée par les Onze  réunis dans le Cénacle: « C’est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon »  

Nous pouvons, nous aussi, lecteurs du XXIe siècle, recevoir ce récit comme une catéchèse. Nous croyons en la résurrection, sur la foi de ceux qui ont vu et ont été témoins de cet événement inouï : Christ n’a pas été retenu dans les liens de la mort, il est ressuscité, il s’est réveillé par l’action de Dieu, son Père ; il est vivant. Revenons au récit lui-même pour en comprendre la portée.

 

Une rencontre sur le chemin.

            Aucun spécialiste de la Palestine antique ne sait exactement où se trouvait le village d’Emmaüs dont le nom est maintenant largement connu par ce récit. Il était situé, d’après le texte grec, à une distance de seize stades de Jérusalem, que la TOB traduit par deux heures de marche, ce qui revient à dire à une dizaine de kilomètres de la capitale. Curieusement, le nom de l’un des deux marcheurs est donné : Cléopas, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs  dans le Nouveau Testament, mais qui était peut-être connu des premiers lecteurs de l’Evangile de Luc comme un homme fiable. On ignore le nom du second marcheur ; on peut imaginer qu’il représente chacun de nous, car la foi peut être comparée à une marche vers quelqu’un qui nous attend sans qu’on le sache et qui se révèle à nous  quand il le veut et quand nos yeux sont prêts à s’ouvrir pour le reconnaître.

            Pour ce qui est du troisième personnage, l’Inconnu qui rejoint les deux autres sur le chemin, le lecteur est informé tout de suite de son identité puisque Luc donne son nom : « Comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus les rejoignit. » Par contre les deux marcheurs ignorent qui il est, bien qu’ils parlent de lui à propos des événements récents survenus à Jérusalem. Ainsi s’établit une sorte de quiproquo et tout l’enjeu du récit sera de savoir si les voyageurs finiront par reconnaître leur compagnon de route et comment se fera cette révélation. Il s’agit là d’une sorte d’artifice littéraire pour maintenir en éveil l’intérêt du lecteur. Mais c’est plus que cela : c’est aussi un moyen de dire que si le marcheur que nous sommes se croit seul dans la vie, Quelqu’un chemine à ses côtés, prêt à  se révéler à lui. Une manière de nous dire : « Il est là, présent, ouvrez vos yeux ! »

            « Leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. » La tournure employée induit autant l’incapacité humaine à voir, que la capacité divine à se voiler et à se dévoiler. Par ailleurs, le fait que Jésus soit présent tout en restant un inconnu pour  ses deux disciples qui l’avaient pourtant humainement connu avant sa mort - ils le disent eux-mêmes : « ce Jésus… nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël » - c’est une façon de dire que le Ressuscité est tout autre que celui qu’ils ont connu de son vivant. Il est le même, mais totalement autre. Car la résurrection ne saurait être confondue avec un retour à la vie comme avant, au contraire  elle donne accès à une forme de Vie totalement nouvelle et accomplie, en Dieu. Comme de Dieu lui-même nous ne savons pas parler de la Vie de ressuscité autrement que par des métaphores. Plusieurs exemples, dans les récits des Evangiles d’après Pâques, montrent cette manière bien réelle mais paradoxale d’existence avec un corps glorieux, un soma pneumatikon, corps spirituel, selon l’expression de Paul.

            Le quiproquo sur l’identité réelle de l’inconnu permet aux disciples en marche vers Emmaüs de formuler en quelque sorte leur processus de deuil : fini le rêve messianique en lequel ils avaient cru, celui d’un Israël enfin libéré ; les projets qu’ils avaient élaborés sont anéantis, l’espérance brisée. Ne reste plus que le sentiment d’une impasse. Il y a pourtant une petite lueur en forme d’espoir, mais quel crédit lui apporter, après une si lourde déception ? Comment s’y raccrocher ? « Quelques femmes qui sont des nôtres, nous ont bouleversés ; s’étant de grand matin rendues au tombeau, et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles ont, elles-mêmes, eu la vision d’anges qui leur ont déclaré qu’Il est vivant. »

 

La catéchèse du Ressuscité.

La prise de parole de Jésus commence par une algarade au parfum prophétique : absence d’intelligence, lenteur à croire. C’est bien ce que les prophètes reprochaient à Israël. Et pourtant, tout était là, dans les Ecritures : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrit et mourut, pour entrer dans la gloire ? » Et vous ne l’avez pas vu ? Après quoi, Jésus  partant de l’état de sidération de ses deux disciples, entame une vraie catéchèse en s’appuyant sur leur connaissance de la Bible, en leur expliquant que la révélation divine faite par les messagers divins, porteurs de la nouvelle (angeloi), est dans la logique de ce que leur Maître avait annoncé.

            La leçon d’exégèse biblique dut être longue puisque Jésus s’emploie à parcourir « toutes les Ecritures », résume Luc. On perçoit bien,  ici,  la conviction des premiers chrétiens selon laquelle tout l’Ancien Testament est à lire comme une prophétie, une sorte de pédagogie de la venue du Messie en vue de réaliser le plan de Dieu sur le monde.

 

Le dénouement.

            Apparemment la leçon d’exégèse  n’a pas atteint totalement son objectif car les deux marcheurs sont peut-être ébranlés « notre cœur ne brûlait-il pas en nous lorsqu’il nous expliquait les Ecritures », mais ils n’ont toujours pas reconnu leur mystérieux compagnon de route. Il y a de cela  une leçon à tirer : il ne suffit pas, pour avoir la foi, d’être savant, même dans la connaissance des Ecritures. C’est sans doute utile, mais Il faut entamer une autre démarche, non pas intellectuelle mais humaine, qui engage tout l’être : il faut aller vers celui que l’on  cherche à connaître. Jésus y pousse ses deux compagnons de route lorsque, arrivés à Emmaüs, le terme de leur parcours, il fait mine d’aller plus loin. Ils l’invitent alors : « Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée

            L’inconnu de la route prend alors le rôle du père de famille dans les repas rituels juifs et il préside à la table de ceux qui l’ont invité. Dans la démarche vers la foi, l’étape ultime vient de Dieu et les deux disciples acceptent volontiers ce renversement des rôles. Les quatre verbes utilisés pour décrire l’action du Ressuscité : prendre le pain, bénir, rompre, distribuer, se réfèrent directement au dernier repas de Jésus avec ses apôtres, la veille de sa mort. Cette référence à la Cène, tout autant que le souvenir des nombreux repas partagés par le Maître avec ses disciples, ouvre enfin les yeux de Cléopas et de son compagnon. Mais, à peine reconnu, le Ressuscité disparait.

            Les deux voyageurs d’Emmaüs inaugurent le temps de la communauté croyante qui désormais va vivre de la mystérieuse présence d’un absent, identifiable par le message qu’il laisse, mais non saisissable. Il aura fallu, pour y parvenir, le parcours de la déception, de l’interpellation, de l’exégèse des Ecritures, de l’invitation au repas et du signe du pain partagé.

            Pour nous, qui n’avons pas vu le Ressuscité et qui croyons sur le témoignage de ceux qui l’ont vu, et sur la cohérence de son message, ce récit reste un précieux enseignement sur le cheminement qu’il faut parcourir  pour parvenir à la foi dans le Christ vivant, invisible, mais toujours mystérieusement présent dans nos vies.

            Par ton enseignement et par ton Saint-Esprit tu es, Seigneur ressuscité, lumière sur ma route. Comme les deux voyageurs d’Emmaüs, retournant avec empressement à Jérusalem, donne-moi la force et l’audace de me mettre en marche, pour annoncer que tu es vivant, à ceux qui ne te connaissent pas.