15/03/2020 prédication André Bonnery

Prédication prévue à Carcassonne pour le 15 mars 2020

Textes : Romains, 5, 1-8 ; Jean 4, 4-31 et 39-42.

Chants :

 

Pour se rendre de Judée en Galilée, Jésus devait passer par la Samarie en utilisant l’itinéraire le plus direct. C’est ce qu’il fit effectivement. Par contre, entrer en Samarie, pour un Juif orthodoxe, c’était quitter la Terre-Sainte et pénétrer dans un territoire impur : ils s’y refusaient. La rupture entre Samaritains et Juifs s’était opérée progressivement au cours du IVe siècle, s’aggravant jusqu’au IIe siècle. Au temps de Jésus, les deux peuples ne se fréquentaient pas et se méprisaient souverainement, même s’il n’y avait pas de conflits armés et qu’il n’y avait aucun danger à voyager en territoire « étranger ». En quoi les Samaritains étaient-ils différents des Juifs sur le plan religieux ?

- Ils se considéraient comme des Hébreux, mais pas comme des Juifs.

- Avec eux, ils avaient en commun seulement le Pentateuque (et encore dans une version comportant quelques différences), mais pas le reste de la Bible

- Ils ne reconnaissaient qu’un prophète : Moïse.

- Ils adoraient sur le Mont-Garizim et non à Jérusalem. D’où la question : « où faut-il adorer ? »

Cela faisait beaucoup de sujets de litige. A quoi s’ajoutaient d’anciens griefs d’ordre politique.  Dans la bouche d’un Juif, traiter quelqu’un de Samaritain était une insulte. On en trouve trace dans cette diatribe des Pharisiens à l’encontre de Jésus (Jean 8, 48) « N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et un possédé ? »

Au début du Ier siècle de notre ère, la Samarie était une province relativement riche et peuplée. Aujourd’hui il reste un millier de Samaritains en Israël, citoyens de plein droit, répartis entre deux communautés d’égale importance, l’une  dans la banlieue de Tel-Aviv, l’autre sur les pentes du Mont Garizim.

La Samarie avait un passé prestigieux puisqu’elle était associée au séjour de Jacob et qu’on y vénérait son tombeau. Ces deux éléments : l’exclusion et le souvenir du patriarche Jacob vont dominer le dialogue entre Jésus et la Samaritaine que je trouve, pour ma part, l’un des plus intéressants et les plus riches de sens de l’Evangile de Jean.

 

Jésus, dans cette péricope, est présenté dans son humanité la plus authentique. C’est un voyageur fatigué, au plus fort de la chaleur de midi ; il fait halte à l’ombre d’un arbre sans doute, assis sur la margelle du puits creusé, disait-on, par Jacob, situé au pied de la colline de Sichem, l’antique Naplouse. Il a soif, il voudrait bien se rafraichir.

Ce détail narratif prépare l’émergence de la métaphore de l’eau. Jésus utilise toujours des éléments du quotidien pour amener ses auditeurs à réfléchir et à s’élever du terrestre au spirituel.

Le dialogue qui se noue entre Jésus et la Samaritaine  est traversé par des malentendus, car les deux ne se situent pas sur le même terrain. C’est Jésus qui conduit ce dialogue et, intentionnellement, il introduit un quiproquo pour pouvoir amener la Samaritaine sur son  terrain.

« Donne-moi à boire » commence l’inconnu  en s’adressant à la femme. Elle perçoit cette demande comme une provocation et elle ironise sur le thème de sa double exclusion : elle est une femme et, qui plus est, hérétique : « Comment toi, un Juif, tu me demandes à boire à moi, une femme, une Samaritaine ?»

Jésus a choisi comme thème de l’entretien celui de l’eau, le bien le plus précieux dans la société moyen-orientale. Ce thème, si amplement exploité dans l’Ancien Testament, est porteur d’une forte charge symbolique. Ce sont les eaux de la Mer traversées par les Hébreux, synonymes de délivrance et de salut ; et encore ce fleuve sorti du Temple répandant la vie sur son parcours, symbole du retour au bonheur paradisiaque (Ez, 47, 1-12 ; Ge 2, 10-14). Le peuple trouvera dans ces eaux la pureté (Za, 13, 1), la vie (Jl, 4, 18), la sainteté (Ps. 46,5). Bref, déjà avant Jésus, dans une perspective eschatologique, pour le peuple d’Israël, l’eau ne représente pas seulement une réalité matérielle précieuse, mais il renvoie à la puissance vivifiante de Dieu, cette eau vive qui permettra aux hommes de porter des fruits en plénitude  (Ez, 19, 10), Jr. 17, 8), (Ps 1,3).

 Les malentendus successifs, dans lesquels la femme tombe, constituent le ressort du récit. L’interlocutrice de Jésus s’avère incapable de dépasser la demande littérale de l’inconnu qui la provoque et d’accéder à la signification symbolique de l’eau vers laquelle il veut l’entrainer.

La réponse de Jésus inverse les rôles : loin d’être un vulgaire quémandeur assoiffé, au plus fort de la canicule, il laisse entendre qu’il est lui-même le don de Dieu qui apporte au monde ce à quoi il aspire, même inconsciemment : la vie en plénitude. « Si tu connaissais le don de Dieu et celui qui te demande à boire, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné de l’  « eau vive ».

La suite de l’échange, marquée par le sceau de l’ironie et du malentendu, joue sur le registre du réalisme. « Tu n’as même pas de seau ; d’où tires-tu cette eau vive ? Serais-tu plus grand que Jacob qui nous a donné ce puits ?»

Jésus précise alors son offre en opérant une distinction entre l’eau naturelle (H2O) et celle qu’il propose : « Quiconque boit de cette eau-ci aura encore soif, mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ». L’eau que Jésus propose permet d’établir une relation de plénitude avec Dieu. Nous le comprenons maintenant : depuis Pâques, « la source jaillissante en vie éternelle » c’est la révélation apportée par Jésus. Comment la femme pouvait elle saisir cela ?

Sa réponse montre effectivement qu’elle en reste à ses préoccupations matérielles : la corvée quotidienne d’eau. Elle est incapable d’accéder au niveau de la métaphore ; elle reste donc hermétique à la parole de ce voyageur juif. Alors elle répond avec ironie à ce drôle de pèlerin sur qui elle est tombée en venant au puits : « Donne-moi cette eau pour que je n’aie plus jamais soif et que je n’aie plus à venir puiser ici. »

Jésus change alors de tactique : il délaisse la thématique trop subtile de l’eau vive pour se placer sur le terrain plus concret du vécu de la Samaritaine.

« Va appelle ton mari » ; « je n’ai pas de mari » ; faisant preuve d’un don de clairvoyance peu commun, Jésus réplique « tu en as eu cinq et l’homme avec qui tu es maintenant n’est pas ton mari. En cela tu as dit vrai. »

C’est le choc. La femme encaisse cette mise à nue de sa vie. Remarquez que Jésus ne porte aucun jugement moral, il met simplement la femme en présence d’un élément essentiel de son existence : sa relation affective chaotique et sans doute douloureuse.

Cette fois, elle reconnait dans cet étranger peu banal un homme de Dieu : « Je vois que tu es un prophète » et elle en profite pour poser la grande question qui pourrit les relations entre Juifs et Samaritains depuis des siècles. La question, qu’en fait, il est inutile de poser parce que chacun, suivant son camp, connait la réponse. Mais pourquoi ne pas la poser à cet homme « qui décoiffe ». « Où faut-il adorer », sur le Mont Garizim comme les Samaritains ou à Jérusalem, comme les Juifs ? Finalement la question posée, c’est celle de l’autorité religieuse, de l’orthodoxie de la foi, de la validité du culte, de la supériorité de l’institution qui l’ordonne.

La réponse de Jésus opère une révolution radicale. Certes, la tradition juive l’emporte en ce sens qu’elle possède la totalité de la parole de Dieu, alors que les Samaritains ne reconnaissent que le Pentateuque, mais l’essentiel n’est pas là. Ce n’est pas la tradition qui est décisive mais « l’heure (qui) vient et (qui) est là » depuis que Jésus, Fils de Dieu à pris chair et est venu en ce monde. Par lui  Dieu s’adresse désormais à toute l’humanité. L’adoration  n’est plus lié à un lieu, « ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » Remarquez l’inversion des termes : la femme a déclaré « Nos pères ont adoré » ; Jésus réplique « vous adorerez le Père ». Les pères, le passé, la tradition, désormais ce n’est plus l’essentiel, l’important maintenant c’est le Père dont Jésus nous révèle l’image. Il doit « être adoré en esprit et en vérité ». Il ne faut pas comprendre cette affirmation au sens intellectualiste. Il ne s’agit pas de l’esprit de l’homme, de son intellect, mais de l’Esprit de Dieu qui se communique à l’homme. Grâce au don de l’Esprit, l’homme a accès à la réalité, à la vérité divine porteuse de vie. « Adorer en esprit et en vérité ».

La femme réagit en associant, à juste titre, cette offre à l’espérance messianique : « Je sais qu’un Messie doit venir, celui que l’on appelle Christ ». S’appuyant sur cette intuition Jésus effectue le dernier pas dans le processus de révélation : « Je le suis, moi qui te parle ».

 

Jean n’a pas assisté à cette conversation puisqu’il était en ville  avec ses amis pour aller acheter de la nourriture. Qui la lui a rapportée ? La femme peut-être, lors d’un retour en Samarie pour poursuivre l’évangélisation (il y est fait allusion dans Actes 8, 4-25), où lors du séjour de deux jours à l’invitation des Samaritains (Jn 4, 40). Mais, au vu de la richesse théologique de ces propos, on peut également  croire que Jean, le théologie que nous connaissons par l’ensemble de son Evangile, n’a pas retransmis un récit factuel, mais  qu’à partir de l’événement authentique de la halte au puits de Jacob, il a réfléchi et nous a transmis  quelques points essentiels du message chrétien qu’il a  compris sous l’influence de l’Esprit, après la Résurrection.

 

En conclusion, je voudrais soumettre à votre méditation quelques réflexions, après la lecture du dialogue de Jésus et de la Samaritaine au puits de Jacob.

1- La Bonne Nouvelle ne s’adresse pas à quelques privilégiés mais à tous les hommes,  y compris ceux que l’on méprise, les étrangers, les ennemis, les Samaritains, tous les « samaritains » du monde.

2- Tous les hommes …, il vaudrait mieux dire l’humanité car ici, c’est par une femme que Jésus délivre sa parole. Une femme, qui deviendra missionnaire en transmettant à ses concitoyens une parcelle de la bonne nouvelle qu’elle avait reçue : « Beaucoup de Samaritains de cette ville avaient cru en lui à cause de la parole de la femme. » C’est l’occasion de redire le rôle des femmes dans la primitive Eglise ; que l’on songe au prologue de la Lettre de Paul aux Romains qui donne à des femmes le titre d’apôtres.

3- Avec la venue de Jésus, l’accomplissement des rites du passé  n’a plus d’importance. C’en est fini des particularismes, des communautarismes. On peut adorer Dieu partout, guidés par l’Esprit. Notre loi, notre guide, désormais ce n’est plus une institution et ses rites mais la seule parole de Jésus, Dieu fait homme. Les apôtres ont très vite compris cela, après la Pentecôte en recevant comme frères des non Juifs à qui ils n’imposaient pas les préceptes formels de la loi juive. Paul, dans le passage de la Lettre aux Romains qui vient d’être lu déclare que le salut (la justification) nous vient de Jésus et, ajoutera-t-il plus loin, pas de nos œuvres (pas des rites que nous pratiquerions). Trois siècles plus tard, l’évêque Eusèbe de Césarée (Démonstration évangélique) écrivait : « Depuis la révélation du Christ, il n’est plus nécessaire d’adorer Dieu dans des lieux définis, dans des coins particuliers de la terre, sur des montagnes, dans des temples faits de main d’homme, mais chacun peut l’adorer là où il se trouve. » En bon disciple d’Origène, il croyait au « caractère spirituel du culte chrétien », à la fidélité à l’esprit de la révélation.

4- Il est encore un point sur lequel je voudrais attirer votre attention, c’est la patience de Jésus, son respect pour son interlocutrice : il la prend dans l’état où elle se trouve et il l’amène à évoluer. L’histoire de l’eau vive n’a pas l’air de la « brancher ». Cela aurait pu marcher avec un intellectuel comme Nicodème (vous savez : « l’Esprit souffle où il veut…»). Il n’abandonne pas pour autant, il l’interpelle sur un point, sans doute douloureux de sa vie affective, autrement dit, sur ce qui est au cœur de son existence. Il reste respectueux et ne lui fait pas la morale. Elle commence alors à s’ouvrir, mais elle en reste encore à des problèmes de rite : « où faut-il adorer » ? Pas de mépris, encore une fois, mais l’occasion pour Jésus, en partant de cette question, de révéler que Dieu est un  Père et qu’il est, lui Jésus, l’envoyé du Père. Par sa patience, par son respect, Jésus nous donne une grande leçon de pédagogie missionnaire. Puissions-nous la méditer et nous en inspirer. Amen.

                                                                 André BONNERY.